La stratégie du centrage : portrait d’un manager responsable.

En un clin d'œil

Cet article à 2 x 2 mains est le fruit d’échanges entre Isabelle Barth, chercheuse en management et conférencière et Élodie Honegger, co-responsable d’un dojo d’Aïkido en Alsace.

À l’origine, il y avait des mots. Des mots qui se ressemblent, qui résonnent et qui donnent envie de comparer les concepts qu’ils recouvrent. 

L’Aïkido contient-il des leçons applicables au management ? Le management est-il une version « IRL » (In Real Life) des principes travaillés dans un dojo ? 

L’échange nous a permis de faire émerger la pertinence de 5 notions directement issues de l’art martial, qui s’avèrent tout aussi présentes dans le champ théorique du management. 

Avant tout le reste, il y aurait le centrage : une clé d’accès à la connexion, à l’intégrité, à la vivacité puis au contrôle des ouvertures. (*)

#1 Connais-toi toi-même (ou les vertus du centrage).

Le centrage est l’un des piliers de la pratique de l’Aïkido. Année après année, l’Aïkidoka apprend à sentir son propre centre de gravité, qui devient la base de ses interactions avec un partenaire. Ce rapport au centre permet d’une part, d’avoir conscience de sa propre puissance (et donc de l’utiliser) et d’autre part de se connecter au centre de l’autre (et donc d’interagir sans « faire semblant »).

Pour la Manager, le centrage s’apparente à la capacité de faire preuve d’une certaine estime de soi et d’assertivité, conditions essentielles pour inspirer confiance aux autres. 

Une estime de soi solide permet d’être vrai et d’agir en accord avec ses valeurs : « Il s’agit d’aligner ce que je dis et ce que je fais. Je ne peux pas déclarer vouloir faire de mon entreprise une référence en matière environnementale… et négliger le recyclage des déchets au quotidien. Les collaborateurs qui rejoignent une entreprise entendent ces messages et les voient écrits sur les supports de communication. S’ils constatent un écart entre le discours et la réalité, ils finissent par se dire : J’ai rejoint l’entreprise pour cette raison, et je ne m’y retrouve pas. » 

La première responsabilité de l’individu qui évolue dans un contexte social tel que l’entreprise, pourrait donc être le Socratique γνῶθι σεαυτόν : Connais-toi toi-même.

#2 La connexion à l’Autre (ou le management de la diversité).

L’Aïkidoka observe que sur les tatamis, la diversité des profils est une vraie possibilité. Un jeune de 17 ans plein d’énergie, un homme d’1m80 et 90 kilos, une mère de famille surbookée et une personne en situation de handicap peuvent s’entraîner ensemble. L’Aïkido est une discipline qui permet l’adaptation. Pourquoi la diversité semble-t-elle si compliquée en entreprise ? ».

Pour la Manager, la difficulté réside dans nos représentations. « Nous avons une idée préconçue de ce qu’est un bon collaborateur ou un bon manager. Naturellement, notre cerveau a tendance à favoriser ce qui lui est familier. La conformité est plus confortable. La diversité, c’est de la confrontation, du débat. C’est quelqu’un qui, en réunion, ne voit pas les choses comme vous. Mais il ne faut pas l’aborder comme une obligation morale : c’est une nécessité stratégique. La diversité apporte plus de créativité, plus d’engagement et de meilleurs résultats financiers ». 

L’Aïkidoka ne peut qu’approuver. Sur le tatami, la diversité est une richesse. « Un petit gabarit, face à un partenaire très musclé, va développer des qualités en termes de positionnement et d’assertivité. Le grand gabarit va apprendre à travailler avec plus de finesse, en ne comptant pas uniquement sur sa force brute. Idéalement, chacun ressort grandi de l’interaction. Mais cela nécessite de faire l’effort de se connecter réellement à l’autre et à sa manière de bouger ».

Dans un dojo comme en entreprise, la diversité est un moteur d’évolution et de performance. Cela exige néanmoins de se décider à la voir comme telle et de bien vouloir « faire le job » qui consiste à travailler ensemble malgré l’inconfort des différences.

#3 Rester entier (gérer le conflit sans mettre en jeu son intégrité).

Sur le tatami, l’enjeu est de préserver son intégrité physique en ne se laissant pas désarticuler par une forme de sur-adaptation à l’autre. Dans un bureau ou ailleurs, il est plus souvent question de ne pas se sur-adapter émotionnellement en acceptant d’encaisser, de manière répétée : les agressions, le stress, la charge de travail… La suradaptation mène au burn-out ! 

Les conflits sont inévitables et la Manager souligne combien ils peuvent peser sur le quotidien professionnel. Dans de nombreux métiers, les collaborateurs sont confrontés à l’agressivité des clients, des usagers ou même des collègues. L’un des rôles du manager est alors de les outiller pour qu’ils ne subissent pas cette énergie négative. Elle est convaincue que des pratiques corporelles comme le yoga, le sport ou un art martial peuvent être de précieux alliés. Ces disciplines permettent d’évacuer les tensions et d’adopter une posture plus sereine face aux conflits. Parfois, une simple préparation mentale peut suffire : « Le fait d’avoir répété quelques phrases clés permet de dénouer des situations. » 

L’Aïkidoka voit immédiatement des solutions pratiques pour apprendre à se préserver. « Et si on apprenait aux collaborateurs à se repositionner corporellement, pour ne pas subir une attaque ? Dans le cas d’une personne qui travaille en caisse de magasin, elle pourrait se sentir légitime à se lever de sa chaise durant l’échange, pour rétablir un rapport équitable en termes de hauteur. On pourrait s’entraîner à ne pas recevoir l’énergie négative de manière frontale (en pivotant) et à laisser l’attaque s’épuiser d’elle-même…». 

#4 Rester vivant (les sportifs paralympiques comme role models).

La responsabilité implique aussi une forme d’énergie dynamique, que l’on peut mobiliser pour sortir d’une situation délicate, pour réagir, pour ne pas baisser les bras. 

La Manager évoque les jeux paralympiques, une mine d’or en termes de Mindset. On y voit des gens qui entrent sur le ring dans des conditions contraignantes. Et pourtant, ils et elles vont mener des combats et relever des défis. On voit bien qu’ils sont des individus “pleins”, là où certains pourraient les percevoir comme “incomplets”… (ou vivant avec “un petit truc en plus”).

« Être assertif, c’est retrouver un rôle proactif, plutôt que de sombrer dans un discours du type personne ne m’aime, je suis mal payé et mon job est nul. Il ne s’agit pas de promouvoir l’idée que nous devons tous être des supermen ou superwomen, mais d’adopter un point de vue sartrien : je ne te demande pas ce qu’on t’a fait, je te demande ce que tu as fait de ce qu’on t’a fait » 

Pour l’Aïkidoka, cette énergie (liveliness en anglais) est nécessaire pour ne pas subir la pratique de l’autre. À tout moment, l’artiste martial peut identifier une ouverture pour transformer la situation à son avantage… et il s’agit d’être prêt à rebondir. 

#5 Voir et gérer les ouvertures (le cadre qui libère). 

La Manager aime prendre le contrepied de l’agilité, un grand mantra du management contemporain. Savoir pivoter, s’adapter… oui. Mais pas toujours. Comme on le disait plus haut, on peut se désarticuler à force d’être agile. En revanche, la règle repose. Elle peut aussi être une garantie d’authenticité : si votre boulanger fait son pain de la même manière depuis 50 ans, c’est un gage de qualité.  

Par ailleurs, c’est le cadre qui autorise les sorties de cadre : « Plus le cadre est intégré, plus la lettre est là, plus on peut s’en libérer. J’enseigne mieux ce que j’ai travaillé pendant des années : là, je peux me permettre de dire des choses différentes. Quand j’ai débuté j’étais totalement collée au cadre. Et dans tous les domaines, l’intégration des règles fait qu’on peut s’en libérer d’autant plus facilement. »

En management il faut du hard, des process, du matériel, des locaux… et il faut du soft, des relations humaines, des formes d’agilité. C’est la capacité de construction et de dialogue entre les deux qui fait un bon dirigeant.

Pour l’Aïkidoka, la rigueur se matérialise notamment dans le respect des formes. Comme le boulanger fidèle à sa recette, l’Aïkidoka reste fidèle aux bases de son école, qui donnent une forme cohérente à la pratique. L’ouverture à d’autres influences peut-être envisagée si la structure de base est bien en place, faute de quoi on désorganise le corps et le travail. 

Par ailleurs, la sécurité de l’Aikidoka repose en grande partie sur sa capacité à changer d’état en un clin d’oeil : solide, puis souple l’instant d’après. Fermé et protégé… puis soudainement disposé a s’ouvrir, pour générer du mouvement.

5 étapes pour agir efficacement.

#1 Un individu centré : c’est le point de départ que nous identifions pour accéder à quatre leviers supplémentaires (et complémentaires) d’un leadership efficace.

#2 Le centrage permet d’accéder à la connexion. En effet, c’est en communiquant à partir de moi-même (un moi authentique), que je peux espérer rencontrer l’autre réellement. 

#3 La connexion rend possible l’intégrité. C’est parce que je suis en lien réel que je peux envisager de résoudre un conflit sans me blesser (ou blesser l’autre) au passage. Je développe un sens de l’auto-preservation qui m’interdit de me laisser désarticuler. 

#4 L’intégrité donne accès à la vivacité : c’est parce que je me préserve, même en situation conflictuelle… que j’ai l’énergie de rebondir. Les circonstances sont difficiles ? Je vais y trouver mon espace de liberté malgré tout, continuer à travailler avec la contrainte et me tenir prêt pour la prochaine étape…

#5 L’étape de l’ouverture. L’ouverture que l’on voit et dans laquelle on s’engouffre, mais aussi le choix de rester “fermé” quand il le faut. C’est parce que je suis solide et structuré que je peux identifier les bonnes opportunités d’adaptation, de transformation, de pivot. 

Centré, connecté, entier (VS désarticulé), vif, capable de gérer le structurel et les ouvertures… Voilà un portrait de manager qui saurait “tenir la distance”, même dans un monde aussi imprévisible que le nôtre.

L’Aikido est un art martial, mais aussi un “art de la relation”. Un système qui permet d’accueillir l’imprévisible sans pour autant s’effondrer ou “tout casser pour gagner”. 

Quel manager dirait non à cela ?

(*) La combinaison de ces 5 notions est empruntée à l’école d’Aikido fondée par Kazuo Chiba Shihan et pour laquelle il a défini les piliers suivants : centeredness, connectedness, wholeness, liveliness, openness. 

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